Un décret d’application de la réforme du 14 avril 2011 limite le choix de l’avocat en garde à vue en matière de terrorisme et de grand banditisme et demande à chaque barreau de dresser une liste d’avocats susceptibles d’intervenir dans ces gardes à vue. La liste ne pouvant excéder 10 % du barreau, à Bastia, seuls 13 avocats pourraient y figurer. Les avocats bastiais ont donc introduit un recours en annulation auprès du Conseil d’Etat contre cette mesure qui bafoue le droit à la libre défense. Explications de Linda Piperi, avocate et bâtonnier du barreau de Bastia, qui dresse, en sus, un tableau peu amène des réformes en cours.
- Quel est le motif de votre colère aujourd’hui ?
- Nous sommes en colère car un décret, intervenu le 14 novembre, limite le choix de l’avocat en garde à vue en matière de terrorisme et de grand banditisme. Ce décret d’application de la loi du
14 avril 2011 indique que seuls les avocats habilités peuvent intervenir en garde à vue. Dans chaque barreau, le Conseil de l’Ordre devra déterminer une liste qui ne pourra pas être supérieure à
10 % du barreau, ce qui signifie qu’à Bastia, il ne pourra pas y avoir plus de 13 avocats susceptibles d’intervenir dans les gardes à vue en matière de terrorisme.
- Qu’allez-vous faire ?
- Le Conseil national des barreaux (CNB), qui est notre organe représentatif, s’insurge évidemment contre ce décret d’application, qui est contraire à tous les principes généraux du droit
français et européen. Le premier de tous ces principes étant le droit à une défense choisie, c’est-à-dire le libre choix de son conseil. Le barreau de Bastia va plus loin car il a, d’ores et
déjà, introduit un recours en annulation auprès du Conseil d’Etat.
- D’autres barreaux ont-ils aussi déposé un recours ? Ajaccio par exemple ?
- Pour le moment, nous sommes les premiers et les seuls. Il y aura peut-être d’autres barreaux. Il est probable qu’Ajaccio se joigne à notre recours.
- Quand ce décret d’application sera-t-il effectif ?
- Il est effectif tout de suite, mais il nécessite une période de mise en place pour avoir le temps matériel de constituer ces listes qui, ensuite, seront transmises au CNB. Les barreaux ont
jusqu’au 31 janvier 2012 pour les adresser au CNB, qui devra constituer un fichier national pour avril 2012.
- Ce décret sera-t-il particulièrement préjudiciable pour la Corse où l’on traite beaucoup plus qu’ailleurs d’affaires de terrorisme !
- Il y a effectivement en Corse énormément d’affaires liées au terrorisme ou ouvertes comme telles, c’est pour cela que nous avons souhaité être les premiers à déposer ce recours parce que nous
sommes les premiers visés par ce texte et ces dispositions.
- Que ferez-vous si le Conseil d’Etat ne tranche pas dans les trois mois ?
- Nous allons décider, le 28 novembre, de la conduite à tenir dans l’attente de l’issue du recours que nous avons déposé. Allons-nous tout de même constituer cette liste qui est contraire aux
principes ? C’est une question dont nous débattrons au Conseil de l’Ordre.
- Si vous n’établissez pas cette liste, quelles pourraient être les conséquences ?
- La conséquence, c’est qu’il n’y aura pas de liste d’avocats prévus pour la défense des gardés à vus en matière de terrorisme. Selon le texte de loi, c’est le procureur ou le juge des libertés
et de la détention ou le juge d’instruction qui peut demander à ce que l’avocat, qui intervient en garde à vue en ces matières-là, soit inscrit sur la liste. La loi dit que c’est une possibilité,
pas une obligation, mais nous savons qu’elle va devenir une application de fait. Nous espérons que cette possibilité, tant que le décret ne sera pas réformé, ne sera pas mise en œuvre.
- Ce décret peut-il avoir une incidence au niveau du volume d’activité des avocats en Corse, où une grande partie des affaires est liée au terrorisme et au grand
banditisme?
- Ce n’est pas ce qui nous intéresse, nous nous situons au niveau des principes. La loi prévoit que, dans le cas d’un contexte local particulier, le Conseil de l’Ordre peut demander que ce taux
de 10 % soit plus élevé et obtenir, par dérogation, un taux plus important, qui serait ensuite fixé par arrêté. Mais allons-nous le faire ? Ce texte est tellement injuste, tellement scélérat et
tellement contraire à nos principes que nous ne devons même pas entrer dans la négociation. Nous n’acceptons ni 10 %, ni 20 %. En plus, cette restriction sur le quantum s’accompagne d’une autre
restriction : les avocats doivent avoir plus de cinq ans de barre. C’est un double camouflet aux principes fondateurs de notre droit qui est la libre défense et le libre de choix de son
défenseur.
- Si le Conseil d’Etat récuse votre recours ?
- Nous irons devant la Cour européenne de justice. Nous utiliserons toutes les voies de recours. Mais, je ne vois pas comment ce texte ne pourrait pas être invalidé tant il défie tous les
principes.
- Pourquoi, selon vous, le législateur a-t-il voté un texte contraire au droit français et européen ?
- On se méfie toujours et de plus en plus de l’avocat. Cette défiance est inacceptable. Dans les affaires les plus graves que sont les affaires de terrorisme et de grand banditisme, au lieu de
permettre une défense plus conforme aux intérêts des justiciables, on restreint cette défense parce qu’on a peur de l’avocat.
- D’un autre côté, la réforme accède à l’une de vos revendications en vous permettant d’être présent lors des gardes à vue !
- Le législateur est intervenu à minima. Il a été obligé de prendre certaines dispositions sous la quasi-contrainte de la Cour européenne des droits de l’Homme et du Conseil Constitutionnel. Mais
si nous sommes présents en garde à vue, nous n’avons pas accès, comme le prescrit la juridiction européenne, au dossier entier. Nous n’avons accès qu’aux déclarations de la personne que l’on
assiste. Or, à partir du moment où on l’assiste, on sait ce qu’il dit. Donc, cela n’a aucun intérêt. L’intérêt, c’est de connaître les accusations, tout ce qu’il y a dans un dossier en amont ou
parallèlement à l’audition.
- Pendant la garde à vue, savez-vous quand même de quoi la personne est accusée ?
- On finit par le savoir forcément, puisqu’on l’assiste pendant qu’elle est entendue, des questions lui sont posées. Nous savons ce qui lui est reproché, mais nous n’avons pas accès aux procès
verbaux, à ceux des personnes qui pourraient la mettre en cause et des perquisitions faites chez d’autres personnes et qui auraient des incidences.
- Qu’en est-il aujourd’hui des problèmes liés à la rémunération de la garde à vue?
- L’indemnisation pour les gardes à vue, qui a été fixée à 300 euros par 24 heures, est insatisfaisante, compte tenu de nos spécificités locales avec des distances et des trajets importants. Il y
a 37 points de garde à vue en Haute-Corse, qui vont de la Pointe du Cap Corse à la Balagne, au Cortenais et à la Plaine Orientale et qui nécessitent parfois jusqu’à 2 heures de déplacement pour
s’y rendre. Les déplacements ne sont pas rémunérés, ni de jour, ni de nuit. Nous estimons malgré tout qu’il est important, dans le cadre de la défense des citoyens, que nous soyons présents en
garde à vue, malgré l’indigence du gouvernement, et même à ce tarif-là.
- Que réclamez-vous ?
- D’abord, une décente rémunération au niveau de l’aide juridictionnelle et de la commission d’office, comme le gouvernement s’y était engagé. Compte tenu du tissu économique de notre île,
beaucoup de gens sont éligibles à l’aide juridictionnelle. Ensuite, que l’accès au droit soit plus simple pour le citoyen. Or, il le devient moins. La justice est censée être gratuite. En vérité,
elle ne l’est pas puisque, pour pouvoir faire une demande en justice, le citoyen doit dorénavant s’acquitter d’un timbre fiscal de 35 euros. Cette taxe a été créée au 1er octobre 2011 pour
alimenter les fonds destinés à payer la garde à vue. L’accès au droit, c’est aussi la disparition des deux juridictions de proximité d’Ile Rousse et de Corte pour créer un point d’accès au droit
à Ponte Leccia qui a des attributions, mais pas les moyens de fonctionner.
- La réforme de la justice ne vous a pas satisfaits. Que lui reprochez-vous ?
- Depuis cinq ans, rien n’est cohérent. Ce n’est que superposition d’annonces la plupart du temps contraires. Cette justice ne se donne pas réellement les moyens de fonctionner et fonctionne au
fait divers. Dès que les médias font état d’un fait divers, il y a réajustement immédiat avec une proposition de loi qui obéit à la volonté de calmer et de rassurer l’opinion publique. On l’a
encore vu récemment dans l’affaire d’Agnès où la médiatisation d’un crime affreux débouche sur une proposition de loi pour enfermer en centre un mineur mis en examen jusqu’à son jugement, quelque
soit son dossier, sa personnalité, etc. Après Outreau, une loi a été votée pour remplacer le juge d’instruction par un collège de trois magistrats instructeurs. Elle n’est jamais entrée en
application. La réforme du statut du Parquet n’a pas été faite. Les jurés d’assises, qui, jugés trop laxistes, devaient disparaître au profit de magistrats professionnels, sont toujours là. Suite
à l’affaire de la petite Laetitia, tuée par une personne suivie par un juge d’application des peines et qui s’était soustraite à l’action de la justice, on annonce la présence de jurés en
correctionnelle. C’est irréalisable !
- Pourquoi ?
- Une juridiction d’Assises siège, par exemple, en Corse, une fois tous les trois mois alors que le tribunal correctionnel siège quatre fois par semaine. Imaginez la difficulté d’organisation et
de formation des personnes qui vont devoir être présentes et assister les magistrats. C’est encore une réforme faite sans concertation. Nous dénonçons cette justice au coup par coup, sans
concertation, mais nous avons cessé de nous insurger. Il faudrait une défense et une politique pénale plus globale, plus réfléchie, plus en harmonie avec les acteurs du monde judiciaire.
Propos recueillis par N.M.
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