"Nul n'est censé ignorer la loi linguistique qui a son corps de juristes, les grammairiens, et ses agents d'imposition et de contrôle, les maitres de l'enseignement, investis du pouvoir de soumettre universellement à l'examen et à la sanction juridique du titre scolaire la performance linguistique des sujets parlants" (P.Bourdieu, 1982[1])
Bien qu'il n'y ait pas (encore?) d'académie, les Corses sont de plus en plus sensibles à la question de la norme. Les discussions sur ce qui "se dit" et surtout "ne se dit pas" fleurissent sur
les forums du web, y compris ceux qui s'occupent de sport, comme "Camperemu" animé par les supporters de l'équipe de football de Bastia. Dans le "topic" ("cumu si dice?") on assiste à un débat
surréaliste sur la "concordance des temps" en langue corse, tarte à la crème génératrice de pas mal d'indigestions. Un internaute se fait taper "sur les doigts" ("cette phrase ne peut pas se dire
ainsi !!!!") et fait amende honorable:
"OK, ringraziu...
Pensava che ci vulia à impiegà u "subjonctif".
O puttana, un hè micca facile di parlà bè !..." [2]
La définition du "corsophone" semble correspondre à celle que J.M.Klinkenberg donne du francophone:
"Un Francophone, c'est d'abord un sujet affecté d'une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu'un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d'une conscience, une conscience
volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu'il dit ou écrit[3]".
En paraphrasant les "réflexions polémiques" citées sur le français on pourrait donc dire que le corse n'existe pas, mais que ce qui existe en revanche c'est les Corses:
"II en va du français comme de toute autre langue: il n'existe pas. Pas plus que l'allemand ou l'espagnol, d'ailleurs. Ce qui existe, ce sont des français, des allemands, des espagnols".
Mortu u populu, morta a lingua
A propos de la langue J.Staline estimait à juste titre qu'elle n'existait pas en dehors de la société et du peuple qui en est le créateur et le porteur, tout en observant qu'elle était
"confisquée" au profit de certains groupes sociaux:
"La langue comme moyen de communication entre les hommes dans la société sert également toutes les classes de la société et manifeste à cet égard une sorte d'indifférence pour les
classes. Mais les hommes, les différents groupes sociaux et les classes sont loin d'être indifférents pour la langue. Ils s'attachent à l'utiliser dans leur intérêt, à lui imposer leur propre
lexique, leurs termes particuliers et leurs expressions particulières[4]".
Mais à qui appartient la langue?
"La réponse immédiate, quasi automatique serait : à tous ceux qui en font l’usage, qu’ils en aient fait individuellement le choix ou que l’école la leur ait imposée, sans parler de ceux pour qui
la langue est un héritage qui s’inscrit dans un patrimoine dont elle est la gardienne[5]".
La citation est extraite d'un site du Québec francophone, où la questions linguistique suscite beaucoup de passion, la "langue imposée" par l'école étant plutôt l'anglais. Mais la violence
ne vient pas forcément d'un pouvoir qui impose à des minorités (visibles ou invisibles) une langue historiquement étrangère. Il peut s'agir d'un phénomène universel comme en témoigne
l'intervention du psychologue C.Allione:
"Aucune langue n'appartient à personne, c'est nous qui lui appartenons: et celui qui s'en empare est un usurpateur[6]".
L'usurpateur en question peut en effet appartenir à la même communauté linguistique que ceux qui subissent sa "violence":
"À qui appartient la langue française, qui est juge de la légitimité de ses usages? Est-ce un corps traditionnel français à définir pour faire plaisir à Besson Sarkozy Longuet (et
Gallimard)?[7]"
Des règles arbitraires
En pleine recrudescence du débat sur l'orthographe du français, "l'essayiste François de Closets part en guerre contre une langue "figée" et des règles arbitraires. Au risque de jouer les
apprentis sorciers alors que le niveau des élèves s'effondre et que le français finit par perdre son sens" […] Les médias et les technologies nouvelles font évoluer la langue plus rapidement que
l'Académie et les professeurs. Si le changement s'arrête, le français deviendra une langue morte. Mais peut-être l'est il déjà presque[8]".
S'agissant du corse, existe-t-il des instances qui décident de la bonne façon d'écrire ou de parler le corse? Existe-t-il des "apprentis-sorciers" qui énoncent des "règles arbitraires", en
aggravant chez les locuteurs un sentiment d'insécurité linguistique?
Ce qui est certain, c'est que les grammairiens (ou "grammatiseurs") énoncent de nombreuses règles qui vont à l'encontre de l'usage général, des productions orales ou écrites des meilleurs
écrivains. Pour l'instant, malgré l'insécurité linguistique grandissante et le complexe d'infériorité par rapport aux "grandes langues" (les premiers touchés sont les grammairiens eux-mêmes), le
corse est vivant. Cependant la répression arbitraire continue à produire des ravages, entraînant le mutisme ou "l'exil" –volontaire ou forcé- vers la langue dominante.
La sociolinguistique a depuis longtemps mis en lumière le rôle des "intellectuels responsables de l'identification linguistique" (Lefèvre), des "agents propagateurs d'anti-normes", de tous ceux
qu'un "certain consensus social répute tacitement porteurs de norme" (Guespin&Marcellesi[9]), et qui se contentent "d’ignorer la réalité tout en condamnant des pratiques langagières
courantes, considérées comme fautives ou déviantes"(S.Mejri[10]).
Ah si j'étais riche…
Ce qui semble nouveau dans la Corse d'aujourd'hui, c'est la propagation galopante de pseudo-normes dictées par la phobie du français et la référence (inavouée) à la norme (mal connue) de
l'italien moderne. Au nom de "a lingua di i nostri vechji" (pas mieux connue) cela finit par produire une déviation d'usages (légitimes), installés depuis des siècles, qu'on proscrit pour "délit
de faciès".
Des linguistes locaux (ici aussi on est tenté de mettre des guillemets) hurlent avec loups et participent à la désinformation en stigmatisant (à tort) de prétendus gallicismes
comme "le remplacement du subjonctif passé par l'indicatif imparfait dans la subordonnée introduite par se ou dans certaines complétives: s'eiu era riccu (au lieu de s'eiu fussi riccu)" (Dalbera
2001[11]).
Or cette construction –unanimement condamnée par toutes les grammaires corses- est normale et présente aujourdh'ui comme hier dans les productions écrites d'innombrables auteurs (P.M. De La
Foata, M.Ceccaldi, A.Trojani, G.Thiers, D.A. Versini, G.G.Franchi, G.F.Ristorcelli, S.Medori…), parfois même chez ceux qui la considèrent comme incorrecte.
Un usage généralisé (observable depuis que des documents écrits existent: comment les censeurs peuvent-ils les ignorer?) suffirait pour lui donner droit de cité. Mais l'analyse linguistique
approfondie confirme que sa proscription est abusive, et que l'emploi jugé fautif est probablement plus ancien que celui qu'on voudrait lui substituer. La même construction est normale dans
d'autres variétés non concernées par la pression du français, notamment celles où elle est rapportée au substrat grec. L'indicatif est considérée comme "authentique" en Sardaigne où l'emploi du
subjonctif est caractérisé comme un calque du toscan. Comme si le but ultime était de s'opposer à la langue de l'État (français en Corse, italien en Sardaigne).
Si ma tante en avait…(le français régional de Corse)
La structure en question est loin d'être "sporadique" en Corse comme le prétendaient certains linguistes étrangers. Si on peut pardonner à G.Rohlfs cette affirmation hâtive (ce linguiste a
par ailleurs bien mérité des études corses), elle difficilement pardonnable chez les "corsistes" d'aujourd'hui. Dans les "phrases hypothétiques" (irréel du présent) l'emploi de l'indicatif
imparfait aussi bien dans la principale que dans la subordonnée (exclu en italien et en français standard) est au contraire bien enraciné et fait partie des caractéristiques du "français
régional" des insulaires. Dans leur bouche la célèbre réplique de Frédéric Dard ("Si ma tante en avait on l'APPELLERAIT mon oncle") devient:
"Si ma tante en avait on l'APPELAIT mon oncle …"
Il suffit de parcourir (notamment) le site du Centre Culturel de l'Université[12], récemment refondu, pour trouver de nombreux exemples corses de la construction injustement incriminée:
- E` sì dumani u me numicu vinia? (Ghj.Biancarelli)
Selon une opinion largement répandue, "l'ennemi" est déjà là. Il y a quelques années, on fustigeait les ennemis du corse, "quiddi chì tumbani a lingua corsa", à savoir les impérialistes (corses)
du Nord. Aujourd'hui on dénonce plutôt u francisume, souvent à juste titre mais parfois à tort.
Mais qui sont les vrais "ennemis" du corse? Les "gardiens du temple"? Les "marchands du temple"? Les "Pharisiens"? Les "faux-monnayeurs"? Le supplice qui les punissait autrefois consistait à
faire bouillir le coupable dans une chaudière.
La Bible avertit : "prenons garde aux pièces que nous recevons. Sont-elles authentiques? "
Ite missa est…
J. CHIORBOLI, Octobre 2012
[*]Références de cet article:
https://docs.google.com/file/d/0B_6ljiRiAErKclBOME1sOG1iZjA/edit
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Mari P (mardi, 16 octobre 2012 09:13)
Bravu o Ghjuvà...
U Pogghju (mercredi, 17 octobre 2012 12:24)
Encore une chronique passionnante !